vendredi 14 mai 2010

Lire Montaigne en V.O.

Montaigne ne s’exprima en français qu’à l’âge de onze ans. Jusque là, son père, par amour des auteurs antiques, avait exigé que tout le monde en son château — famille, gouvernantes, précepteurs, domestiques — ne lui parlât qu’en latin. Est-ce par rejet de cette langue paternelle que Montaigne prit le parti de rédiger les Essais en français ? Peu importe. L’œuvre ainsi écrite, émaillée de citations de philosophes, de poètes, de dramaturges latins et italiens, s’offre à nous pareille à un splendide édifice renaissant.   
Peut-on lire aujourd’hui les Essais avec leurs tournures archaïques et leur lexique parfois caduc ? Selon les jusqu’au-boutistes de la vulgarisation ayant l’oreille des éditeurs, les publier en leur «version originale» serait les confisquer à un large public aux seuls profit et plaisir d’une caste de lettrés. D’où l’entreprise de Gallimard d’en proposer une «traduction» en français moderne  — celle d’André Lanly parue naguère chez Honoré Champion.
Dussé-je passer pour un snob, l’idée heurte mon sens esthétique. Montaigne se définit lui-même moins comme un écrivain que comme un «conférencier»: l’interlocuteur de son lecteur. D’ailleurs, il n’écrit pas, il «dicte à [sa] page». On l’entend parler.  S’embarque-t-il dans un sujet ? Il s’en écarte, y revient, l’oublie, divague, rêvasse, mélange des anecdotes personnelles, intimes même, à des récits historiques, des mouvements d’humeurs à des réflexions fouillées. Or, par son style académique André Lanly neutralise le ton de conversation des Essais. Voilà pourquoi Claude Pinganaud, chez Arléa, en 1992, opte à mes yeux pour une meilleure formule : orthographe rajeunie, adjectifs et locutions adverbiales actualisés et mis entre crochets, vers et périodes latins traduits dans la continuité du texte. La lecture en devient aisée, sans que la sprezzatura de Montaigne, cette gracieuse désinvolture chère à Baldassar Castiglione et prisée par l’honnête homme, n’en soit altérée.
Que penser, dès lors, de la tâche de Pascal Hervieu consistant à traduire Montaigne du… japonais ? Si ce spécialiste des langues orientales montre tant de goût pour les travaux de publication aussi ardus que vains, qu’il s’attelle à la traduction en français courant des œuvres de Lacan, de Derrida ou encore de Levinas qui demeurent pour tout le monde, même pour leurs disciples, du chinois. À ces derniers, amateurs de «piperies», Montaigne aurait rappelé que l’obscurité est «une monnaie employée par les doctes, comme les joueurs de passe-passe, pour ne pas découvrir la vanité de leur art et dont l’humaine bêtise se paye aisément». Moderne ? D’actualité, plutôt. Là, nul besoin de sous-titres.  

4 commentaires:

  1. C'est un plaisir, cher philosophe sans qualités, de vous voir passer du côté de mes braconnages foutraques, plaisir aussi de vous lire au sud-ouest de cette toile. Pour Montaigne, contre Onfray - le schtroumpf à lunettes de la philo pour les neuneus -, je vous suis. Si vous le souhaitez, vous me direz - en m'envoyant un mot sur elguerno@yahoo.fr - où je peux vous envoyer mon roman Du soufre au coeur, histoire d'amour, de folie douce et de petite mort. Sincèrement vôtre. ALG.

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  2. Bonsoir Frédéric Schiffter, je viens tout juste de vous découvrir en lisant "le bluff éthique" avec un immense plaisir: en effet, rien n'est plus assommant que l'optimisme.

    Je me permets de vous livrer au passage une de mes réflexions péremptoires:


    706
    "Dans chaque roman se trouve un autre roman, promettant d’anéantir tout celui-là, et dont l’Auteur ne cesse de prétendre qu’il sera bientôt terminé. Mais ce roman-là ne vient jamais, et l’Auteur, exténué s’il est de bonne foi, ne fait que ressasser son désespoir de ne jamais parvenir à écrire ne fût-ce qu’une ligne de ce roman-là. S’il lui arrive d’avouer son échec, la plupart du temps l’Auteur se contente d’annoncer l’imminence de cette œuvre définitive. Bien entendu chacun échoue, et la littérature toute entière doit être considérée comme le monologue du créateur en déroute, harassé s’il est sincère, et à jamais coupable de n’avoir pu trouvé la force nécessaire à l’écriture de ce roman-là. La littérature est l’absence de l’essentiel."

    Je vous salue depuis les arbres et les nuages, à l'orée de ce monde en voie de vitrification, mi-cimetière, mi-musée, qui n'a pas fini de nous faire hurler de rire.

    Amicalementao

    Blaise L.

    ps: je ne sais comment mettre un lien en direction de mon parterre fleuri mais je reviendrai (avec votre permission).

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  3. Montaigne en V. O. ? Vous faites vous-même un excellent interprète.

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  4. Tout à fait d'accord avec votre article, si ce n'est que je pense que tout ce qui est fait pour aider à découvrir Montaigne est bienvenu. Je n'ai rien à redire à l'édition de Lanly si elle ne sert qu'à entrer dans la pensée de notre illustre essayiste. Si on en tombe amoureux, il sera toujours temps, alors, de s'orienter à petits pas vers la version originale.
    Je ne souscris pas à votre envie de voir "traduits" Derrida, Lacan et autres obscurs théoriciens. Ces gens-là n'ont rien à dire. Que l'obscurité les enveloppe à jamais ! La pensée aura plutôt gagné le jour où ils ne seront plus édités !

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