mardi 27 décembre 2011

Ce que peut le corps



Hier, alors que j’effectuais des étirements suite à un exercice quotidien de méditation profonde — que les esprits superficiels nomment « sieste » —, me revint en mémoire ce passage de l’Éthique de Spinoza (Partie III, Proposition 2, Scolie): « Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le Corps, c'est-à-dire que l'expérience n'a enseigné à personne jusqu'à présent ce que, par les seules lois de la Nature considérée en tant seulement que corporelle, le Corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire à moins d'être déterminé par l'Âme ». Et, in petto, juste avant de croquer dans un carré de chocolat, j’ai prononcé ces mots: « En effet. »

jeudi 22 décembre 2011

No se puede vivir sin amar — 11


Eric Fischl

"L'indice infaillible de l'amour que l'on porte à une femme est la volonté d'être à la fois son bourreau et son seul consolateur."

Roland  Jaccard
Flirt en hiver

mercredi 21 décembre 2011

Les déplaisirs et les jours


Peinture de Soluto

Les anges, de leurs ailes amputés,

Rampent à terre parmi les ordures

À l’aide de leurs moignons rognés

Décidés à regagner leur instable azur.

Hugo de l’Estagnas
Les Quatrains de l’Esseulé 

lundi 19 décembre 2011

De la promenade d'Anglet à la promenade des Anglais


Comme je l’ai déjà relaté en novembre dernier, je me suis rendu, lors de mon voyage à Nice, sur les divers lieux où Nietzsche séjourna à plusieurs reprises, solitaire et amer de constater l’insuccès total de ses livres. L’hiver 1884, n’ayant pas perdu courage pour autant, il commença, dans sa chambre délabrée de la Pension Genève, l’écriture de Par-delà bien et mal — qu’il acheva un an plus tard à Sils-Maria. Curieusement, au lieu d’être hanté par des questions existentielles que lui auraient inspirées sa condition de penseur à la dérive, ce sont les thèmes de la grandeur et de la décadence des civilisations qui le taraudaient, appelant lui-même de ses vœux l’avènement d’une société de castes — contre l’idéologie socialiste qu’il tenait pour l’avatar laïque et politique du nihilisme judéo-chrétien.
C’est notamment au § 259, qu’il définit la volonté de puissance, notion qui lui servira à reléguer dans la catégorie des esprits du ressentiment ceux qui auront la "faiblesse" et la "malhonnêteté" de la rejeter — clin d'œil aux "nietzschéens de gauche".
«Il faut aller ici jusqu'au tréfonds des choses et s'interdire toute faiblesse sentimentale : vivre, c'est essentiellement dépouiller, blesser, violenter le faible et l'étranger, l'opprimer, lui imposer durement ses formes propres, l'assimiler ou, tout au moins, c'est la solution la plus douce, l'exploiter ; mais pourquoi attache-t-on à ces mots depuis toujours un sens calomnieux ? Le corps [social] à l'intérieur duquel […] les individus se traitent en égaux, comme c'est le cas dans toute aristocratie saine, est lui-même obligé, s'il est vivant et non moribond, de faire contre d'autres corps ce que les individus dont il est composé s'abstiennent de se faire entre eux. Il sera nécessairement volonté de puissance incarnée, il voudra croître et s'étendre accaparer, conquérir la prépondérance, non pour je ne sais quelles raisons morales ou immorales, mais parce qu'il vit et que la vie précisément, est volonté de puissance. Mais il n’est pas de domaine où la conscience collective des Européens ne répugne plus à se laisser convaincre. La mode est de s'adonner à toutes sortes de rêveries, quelques-unes parées de couleurs scientifiques, qui nous peignent l'état futur de la société, lorsqu'elle aura dépouillé tout caractère d'«exploitation ». Cela résonne à mes oreilles comme si on promettait d'inventer une forme de vie qui s'abstiendrait de toute fonction organique. L'«exploitation» n'est pas le fait d'une société corrompue, imparfaite ou primitive ; elle est inhérente à la nature même de la vie, c'est la fonction organique primordiale, une conséquence de la volonté de puissance proprement dite, qui est la volonté même de la vie. À supposer que ce soit là une théorie neuve, c'est en réalité le fait primordial de toute l'histoire, ayons l'honnêteté de le reconnaître.»


samedi 17 décembre 2011

Lire Nicolas Gómez Dávila




«Le progrès, en philosophie, consiste non pas en l’apparition mais en la disparition d’une thèse».

vendredi 9 décembre 2011

La mélancolie avec une frange


Quand Lotte H. Eisner rencontre pour la première fois Louise Brooks, c’est en 1928, sur le tournage de Journal d’une fille perdue de Pabst. « J’arrivai au moment où on changeait la place des éclairages. Pabst me présenta avec une certaine fierté sa protagoniste : une fille d’une beauté fascinante, qui était en train de lire. Et, chose incroyable, cette belle fille tenait en main une traduction des Aphorismes de Schopenhauer. »
Une cinquantaine d’années plus tard, pour remercier le dessinateur Guido Crepax d’avoir inventé Valentina — une jeune fille brune coiffée d'une frange, provocante, inspirée par Lulu, la tragique héroïne qu’elle incarna à l’écran —, Louise lui envoya cette lettre :
« […] Ortega y Gasset écrivait que “nous sommes tous égarés“ et que “c’est seulement lorsque nous nous sommes avoués cela que nous avons une chance de pouvoir nous trouver et de vivre dans la vérité“. Je savais que j’étais de la sorte égarée dès le temps où j’étais petite fille ; ma mère ne pouvait comprendre la raison de mes sanglots solitaires. Si j’ai entrepris de faire du cinéma à New York, c’est parce qu’il s’agissait d’apprendre bien des choses. […] Par la suite, en 1927, je fus envoyée à Hollywood pour jouer dans différents films. Personne ne pouvait comprendre pourquoi je haïssais à ce point ce lieu destructeur. […] Je vivais une sorte de cauchemar. J’étais perdue dans le couloir d’un grand hôtel, incapable de retrouver ma chambre. Des gens me frôlaient, mais j’avais l’impression qu’ils ne pouvaient ni me voir ni m’entendre. Aussi me suis-je enfuie d’Hollywood, et depuis ce temps, je ne cesse de m’échapper. À présent, à soixante-neuf ans, j’ai renoncé à me trouver. Ma vie ne fut rien. […]»

Source :
Louise Brooks, portrait d’une anti-star
Sous la direction de Roland Jaccard
Ramsay-Poche-Cinéma


vendredi 2 décembre 2011

Plaisirs du plagiat (suite)

Curriculum vitæ de Pierre Lamalattie


Micheline,
Elle aime bien lire les philosophes, mais elle trouve qu’ils ne laissent pas assez parler leur ressenti.

Jean-Claude,
Depuis qu’il est à la retraite, il applique pleinement la devise philosophique : carpe diem.

Simon,
Il fait remarquer qu’il est réactif autant dans le boulot que dans la vie.

Ewa,
La propreté, les manières, le bon français, tout ça, pour elle, c’est des trucs de bourgeoise.

Mathieu,
La joie, a-t-il déclaré, c’est quand la vie met le turbo.

Alan,
Il voit l’existence comme une suite de business plans réussis.


Emprunté à Jérôme Leroy


Estelle,
Elle pense que les écrivains sont trop dans leur truc.

jeudi 1 décembre 2011

Plaisirs du plagiat

Curriculum vitæ de Pierre Lamalattie

Depuis que j’ai découvert Pierre Lamalattie, je suis gagné par sa manie du C.V. : croquer, en une phrase, le degré d’absorption de l’âme des gens par le langage commun — où se mêlent les registres de la publicité, du commerce, de la psychologie, du sport et de la philosophie. Quelques exemples notés hier, en l’espace de deux heures, en laissant traîner mes oreilles :

Christelle,
Elle voit du positif dans le fait que Joan sort de sa bulle.

Aurélie,
Elle pense que Caroline doit être plus dans l’échange.

Mireille,
Elle est rassurée de voir qu’Anthony est davantage questionnant.

Constance,
Elle sait qu’elle a du potentiel, mais elle a du mal à le gérer.

Bernard,
À propos de Lucie, il dit qu’elle se focalise trop sur son affectif.

Marc,
Il est convaincu que si Frédéric ne s’investit pas dans le groupe, il ne risque pas de gagner une valeur ajoutée à son image.

Les lecteurs de Joseph Gabel auront la tentation de lire là des formules symptomatiques de la fausse conscience et les lieux communs de la réification. Ce serait ne pas voir l’essentiel : la réelle jouissance de ces humains à parler pareille novlangue qu’ils inventent à mesure qu’ils en usent — d’autant qu’elle leur donne l’impression d’une intelligence du monde, des êtres et, avant tout d’eux-mêmes.