vendredi 24 août 2012

"Philosophie sentimentale" bientôt en poche (le 12 septembre)


Une jeune lectrice 
nous narguant dans un vêtement sans poches 

Préface


Pierre Hadot distingue deux catégories de philosophes : les faux et les vrais. Ou, plutôt, les académiciens et les praticiens. Les premiers : les professeurs et les chercheurs; les seconds : les maîtres de vie. Au fondement de ce distinguo gît l’idée selon laquelle la philosophie, telle que la concevaient les Anciens, consistait non pas à passer des heures et des heures le nez dans des textes et à pérorer en chaire, mais «à se transformer soi-même» grâce à des «exercices spirituels».De même que l’athlète s’entraîne à la course, tonifie et accroît sa masse musculaire, observe un régime alimentaire pauvre en graisse et une hygiène de vie austère dans le but d’affronter toutes sortes de compétitions, le philosophe se forgerait une âme à toutes les épreuves de l’existence pour peu qu’il s’adonnât chaque jour à une gymnastique de l’esprit — avec, au programme, la concentration sur l’instant présent, la visualisation du tout du monde, les examens de conscience, un tri sélectif et avisé de ses désirs, la résistance flegmatique aux passions hostiles de ses semblables.
Autant n’ai-je rien à reprocher aux universitaires qui se contentent d’enseigner avec compétence ce qu’ils savent, autant je me braque contre certains d’entre eux qui se recyclent dans le commerce de sagesses – faisant accroire à un public semi-cultivé en quête de supplément d’âme qu’ils détiennent les recettes d’une vie heureuse et réussie.
Sans revenir à mes arguments déroulés dans Le Bluff éthique, je rappellerai simplement que s’il est exact que notre corps peut s’affûter et se fortifier par une constante activité sportive, notre psychisme, mélasse de drames, de remords, de regrets, de hantises, de déceptions, de blessures, d’humiliations, d’échecs, etc., demeure le même. Nulle ascèse, nul travail de nous-mêmes sur nous-mêmes, comme disent encore les prêcheurs de la vie bonne, ne donnera forme à cette pesante et inerte matière première. Nous pouvons bien nous instruire en tel ou tel domaine, élever notre niveau en mathématiques, perfectionner notre orthographe, étendre nos connaissances en physique quantique ou en langues orientales. Purement intellectuelles, ces formations ne demandent rien d’autre que de la compréhension, de la mémoire, de l’opiniâtreté. Purement psychologiques, les apprentissages de la sagesse devraient reposer sur la force conjointe de la raison et de la volonté. Or pareille conjonction est une fiction, une invention de philosophes. Une blague. Une escroquerie. Sans doute la raison nous ordonne-t-elle de cesser le tabac ou l’alcool. Reste une volonté de fer pour nous en tenir avec efficacité à notre décret. Or, la volonté ne peut rien contre la névrose qui nous incite au tabagisme ou à l’alcoolisme. Et, à supposer que nous ne fumions ni ne buvions plus, ce sera uniquement à cause de la phobie de tomber malade et non à cause de notre «ferme résolution», comme dirait Descartes, inspirée par notre bon sens – sans compter que nous nous assujettirons sans tarder à une autre addiction. Partant, nous ne nous gouvernons pas. Nulle méditation accompagnée de la décision de nous changer ne transfigureront notre caractère, c’est-à-dire les plis pris par notre âme depuis notre naissance et inscrits en elle comme de profondes scarifications. Tels qu’en nous-mêmes la vie nous fige et l’âge nous ossifie. Quant au bonheur, comme l’indique l’étymologie, il nous tombe dessus comme le malheur. Il est une factualité. Nul mortel n’est une providence pour lui-même. Stoïciens, épicuriens, spinozistes, et d’autres, se montrent plus superstitieux que le vulgaire à qui ils reprochent d’en appeler aux dieux afin qu’ils lui accordent la félicité. Au contraire du malheur, le bonheur ne laisse pas de traces mais des souvenirs qui viennent nous seriner la complainte des regrets. La sagesse relève de la croyance. Les exercices spirituels dont parle Pierre Hadot font songer à des gesticulations magiques. Au fondement de ces simagrées, le désir de conjurer la peur invincible de mourir et de perdre ceux que l’on aime.
Souvent mes lecteurs me jugent non seulement sombre mais négatif. Ils me suspectent de prendre un plaisir vicieux à dénigrer la vie — laquelle, à les entendre, serait, malgré tout, belle et joyeuse. Une amie me dit un jour que je lui rappelais ce marquis de Ximenez qu’évoque Chamfort à travers le témoignage de Monsieur d’Autrep: «C’est un homme qui aime mieux la pluie que le beau temps, et qui, entendant chanter le rossignol, dit : “Ah! La vilaine bête!”» Il est vrai qu’il y a en moi un mécontent. Depuis l’enfance je me tiens à distance des gens de bonne humeur. Toute liesse me fait injure. Je regarde avec dédain les enthousiastes, les partants, les motivés. Avec une certaine crainte, aussi. Les optimistes excellent à remplir les bagnes et les cimetières. Cela signifie-t-il que je n’aime pas les gens qui aiment la vie ? Je fuis les inconscients qui ne veulent pas voir qu’ils ne jouissent que d’une existence conditionnelle et que la mort est indifférente à leur amour de la vie.
À l’université, mes professeurs me traitaient de dilettante, estimant dommageable pour mon intelligence de cultiver la paresse. Je plaidais coupable. Je n’ai jamais eu d’amour, mais simplement du goût pour la philosophie. Je me suis prêté à elle sans jamais m’y donner. Je potassais les auteurs officiels rarement avec plaisir, mais me délectais de ces penseurs hors cadre, casseurs d’idéaux et de valeurs, rangés dans la rubrique «littérature»,  que l’on appelle les «moralistes». Ayant appris très tôt à penser dans leurs livres, je tiens depuis que philosopher ne consiste pas à enseigner à vivre ou à mourir, encore moins à nous consoler de notre finitude, mais à examiner la pertinence de notions tenues pour évidentes, à démystifier des foutaises ronflantes, à mettre un nez rouge aux idoles. En m’adonnant à ces exercices de lucidité, je ne vis pas mieux : je me divertis un peu.
L’idée sous forme brève plaît. Nombre de gens, à l’adolescence et même plus tard, éprouvent de l’attrait pour les maximes, les sentences, les pensées. Preuve en est le succès des recueils de citations. On en comprend la raison. Dans un même volume se côtoient une foultitude d’auteurs plus ou moins célèbres que l’on n’a en règle générale pas lus, mais qui, là, d’un mot, d’un paradoxe, d’une remarque, d’un trait d’humour, d’un sarcasme, d’une pointe tirés de leurs œuvres respectives, comblent l’esprit. Souvent l’amateur constitue pour soi-même, dans un cahier, un florilège plus sélectif que l’original. En recopiant tel ou tel propos, tout se passe comme s’il cherchait à participer non tant de la pensée de celui qui en est l’auteur, que de son talent d’expression. Séduit, le «recopieur » réagit davantage en écrivain qu’en philosophe. Pour le philosophe, disait Jean-François Revel, «une idée vaut d’être lue parce qu’elle est bonne», alors que pour l’écrivain «une idée est bonne parce qu’elle vaut d’être lue». Revanche de la formule sur le traité.
Ni recueil de citations ni traité, le présent ouvrage est un essai de réflexions, tantôt personnelles, tantôt «didactiques», inspirées par dix aphorismes empruntés à des penseurs et des écrivains qui m’ont marqué : l’Ecclésiaste, Montaigne, Chamfort, Schopenhauer, Nietzsche, Proust, Pessoa, Freud, Ortega y Gasset, Rosset. D’autres noms, bien sûr, méritaient de figurer parmi ces pages – et certains s’y sont glissés: Lucrèce, Machiavel, Hobbes, Stendhal. Si j’ai préféré m’en tenir à cette dizaine d’auteurs, c’est parce que depuis longtemps leurs pensées m’accompagnent et qu’il m’arrive souvent de les citer dans une discussion ou un texte. Ici, chacune de leurs phrases m’a entraîné à méditer, digresser ou divaguer autour du loisir, de la mélancolie et du deuil, de l’ennui et du plaisir esthétique, de l’admiration pour les maîtres, du chaos, de la vie sociale, de la violence morale, de l’illusion de la sagesse, de l’amour – autant de thèmes propres à un « voluptueux inquiet », selon une formule de Jean Salem. Peut-être qu’en passant d’une citation à l’autre, le lecteur ne verra pas un réel changement de chapitre. Rien d’étonnant puisqu’il s’agit d’un décalogue sentimental.

dimanche 19 août 2012

In girum imus nocte, etc.

La Ville - Gilbet Garcin

"Au cœur des jeux de langage éthiques, revient l’expression: «La vie». Tous les discours éthiques parlent de «la vie», comme un fait qui arrive dans le «monde» — le réel. Or, «la» vie n’arrive pas. Elle n’arriva ni n’arrivera jamais. Ce qui arrive, c’est non pas la vie identique pour tous les vivants, mais, pour chacun d’entre eux, des formes de vies différentes. La vie végétale n’est pas la vie animale. Autant de végétaux, autant de formes de vies végétales. Autant d’animaux, autant de formes de vies animales. De même concernant «la» vie humaine. Autant d’humains, autant de formes de vies humaines. Sans doute certaines d’entre elles peuvent se ranger dans des catégories génériques ou collectives; mais un humain ressent clairement que rien ne ressemble moins à sa vie qu’une autre vie d’humain. Quelle que soit la forme qu’elle prenne — en son cours elle en peut prendre plusieurs  —, la vie, pour lui, est toujours sa vie. Vivre, c’est se trouver, entre le moment de sa naissance et celui de sa mort, dans une succession de circonstances particulières et contingentes où, chaque fois, il se rend compte du caractère à la fois factuel, aléatoire et, par là même, acosmique de sa présence dans le réel. Rien de plus vain, dès lors, qu’il s’en remette aux discours éthiques, puisque, visant à énoncer le sens de la vie, ou encore la manière correcte de la vivre, tous s’entendent à nier d’emblée la relativité circonstancielle de sa vie — vouée, de fait, à une totale désorientation. Quel sens, quelle direction et quelle signification présupposer à sa vie quand vivre c’est être, du départ à l’arrivée, cerné par la mort? Quand un voyageur égaré dans une ville inconnue, et démuni de plan, demande à un autochtone le «meilleur chemin» pour regagner son hôtel, ce dernier peut lui faire préciser ce qu’il entend par «meilleur». Veut-il un parcours direct ou agréable? Est-il pressé? Dispose-t-il de temps? Anxieux, le voyageur choisira le chemin le plus rapide. Décontracté, il s’engagera, pour flâner, dans les rues les plus touristiques. Selon son état d’esprit, chaque option sera la «meilleure». Dans les deux cas, il obtiendra de l’autochtone, si celui-ci connaît bien sa ville, le renseignement souhaité pour parvenir à son hôtel: un itinéraire, avec ses étapes et ses repères. Mais les humains ne vivent pas dans une cité nommée «La Vie» — et nul prêcheur d'éthique n'en est un autochtone. Ce qu’ils appellent vivre, c’est errer, circuler à l’aveugle en tout sens, au gré du hasard, croisant, percutant ou ratant d’autres vies. Dans ce trafic des destinées, nul humain ne peut indiquer à un autre le meilleur chemin pour s’en extirper et atteindre à un séjour paisible et heureux. «Rien n’est plus sûr pour les humains qui ont vu le jour que de mourir», dit Critias, le cousin de Platon, une vielle connaissance de Socrate. «Et, ajoute-t-il, ceux qui pensent qu’elle a une autre destination, ne peuvent que se perdre»." 

In Le Bluff éthique


vendredi 17 août 2012

Petite Russie

 Verdict du juge Marina Syrova prononcé ce jour à l’encontre des demoiselles punks Nadejda Tolokonnikova, 22 ans, Ekaterina Samoutsevitch, 30 ans, et Maria Alekhina, 24 ans, pour «hooliganisme» politique et religieux: coupables. Peine infligée : deux ans d'internement dans un camp de travail pour chacune d’elles. La troïka haineuse de la bonne femme, de la curaille et du Kremlin, a tremblé devant l’insolence.



mercredi 15 août 2012

Our cute hooligan sisters




Certes, nous avons des divergences musicales marquées, mais nous partageons l'essentiel: les plaisirs de blasphémer et de conchier le tyran. Aussi sommes-nous de tout cœur avec ces courageuses tigresses persécutées par un porc botoxé et un ramassis de gros-lards ensoutanés crasseux, ignares et misogynes.  

     


lundi 13 août 2012

Aspect glissant et incorrigiblement sentimental du nihilisme balnéaire





Session du lundi 13 août 2012 
(spot de l'Hôtel du Palais)


Trois Françoise auront compté pour moi.
Françoise Hardy, qui tant de fois m’a adressé son Message personnel.
Françoise Sagan, dont chaque roman me souriait avec tristesse.
Françoise, enfin, mon professeur de surf, si stylée sur son mini malibu en maillot blanc deux-pièces, le visage hâlé par l’astre de la mélancolie.

In Traité du Cafard
(Finitude)


jeudi 9 août 2012

Michel Polac


Bien avant de le rencontrer, j’avais envoyé à Michel Polac ma Lettre sur l’élégance. Au lieu de me répondre, il écrivit dans L’événement du Jeudi que mes «cinquante pages insolemment futiles» formaient à ses yeux une sorte de bréviaire de «dandysme situationniste». Une dizaine d’années plus tard, ce fut dans Charlie-Hebdo qu’il salua mon Blabla. En cette époque où un large public consommait déjà quantité d’ouvrages de sagesse de ceci ou de cela ou de recettes pour se procurer « que du bonheur » — il trouvait bon de lire, disait-il sans mégoter, un auteur qui appartenait à la «race des Cioran». Inutile de préciser que lorsque, plus tard encore, Roland Jaccard, notre éditeur, me le présenta, je pus enfin lui exprimer de vive voix les réserves que m’inspirait son sens de l’éloge exagéré à mon égard, mais, en revanche, toute ma reconnaissance pour avoir révélé à l’attention des amateurs de philosophie cruelle et drôle l’existence de Clément Rosset lors de son émission Droit de réponse. Si je devais dépeindre le personnage de Michel Polac, j’évoquerais une sorte d’Alceste, le flegme et le sourire en plus, détestant comme il se doit les faux-culs et les petits marquis de la télévision et de la radio, mais désireux d’imposer dans les media, quitte «à rompre en visière à tout le genre humain», la marque de son goût avisé en matière de livres. Avec lui disparaît un style de franchise. Les faux-culs et les petits marquis de la promotion éditoriale sont tranquilles. Devant les auteurs à la mode et en présence d’un public ignare, ils peuvent s’adonner à leurs contorsions reptatoires. 

mercredi 1 août 2012

Fuori concorso


Nous serons le 6 août à Locarno où se déroule actuellement son 65e festival international du cinéma. Ce sera pour nous un plaisir non négligeable de nous voir interpréter sur grand écran, dans le film de Jean-Charles Fitoussi, L’enclos du temps, le rôle du docteur altruiste William Stein porteur du projet d'éradication définitive du sentiment amoureux chez les humains. Si, par hasard, à cette date, des abonnés de notre blogue flânent sur les rivages du Lac Majeur, qu’ils détournent leurs pas vers la Piazza Grande afin qu’ils aient eux aussi la joie peu commune de nous admirer.