dimanche 19 août 2012

In girum imus nocte, etc.

La Ville - Gilbet Garcin

"Au cœur des jeux de langage éthiques, revient l’expression: «La vie». Tous les discours éthiques parlent de «la vie», comme un fait qui arrive dans le «monde» — le réel. Or, «la» vie n’arrive pas. Elle n’arriva ni n’arrivera jamais. Ce qui arrive, c’est non pas la vie identique pour tous les vivants, mais, pour chacun d’entre eux, des formes de vies différentes. La vie végétale n’est pas la vie animale. Autant de végétaux, autant de formes de vies végétales. Autant d’animaux, autant de formes de vies animales. De même concernant «la» vie humaine. Autant d’humains, autant de formes de vies humaines. Sans doute certaines d’entre elles peuvent se ranger dans des catégories génériques ou collectives; mais un humain ressent clairement que rien ne ressemble moins à sa vie qu’une autre vie d’humain. Quelle que soit la forme qu’elle prenne — en son cours elle en peut prendre plusieurs  —, la vie, pour lui, est toujours sa vie. Vivre, c’est se trouver, entre le moment de sa naissance et celui de sa mort, dans une succession de circonstances particulières et contingentes où, chaque fois, il se rend compte du caractère à la fois factuel, aléatoire et, par là même, acosmique de sa présence dans le réel. Rien de plus vain, dès lors, qu’il s’en remette aux discours éthiques, puisque, visant à énoncer le sens de la vie, ou encore la manière correcte de la vivre, tous s’entendent à nier d’emblée la relativité circonstancielle de sa vie — vouée, de fait, à une totale désorientation. Quel sens, quelle direction et quelle signification présupposer à sa vie quand vivre c’est être, du départ à l’arrivée, cerné par la mort? Quand un voyageur égaré dans une ville inconnue, et démuni de plan, demande à un autochtone le «meilleur chemin» pour regagner son hôtel, ce dernier peut lui faire préciser ce qu’il entend par «meilleur». Veut-il un parcours direct ou agréable? Est-il pressé? Dispose-t-il de temps? Anxieux, le voyageur choisira le chemin le plus rapide. Décontracté, il s’engagera, pour flâner, dans les rues les plus touristiques. Selon son état d’esprit, chaque option sera la «meilleure». Dans les deux cas, il obtiendra de l’autochtone, si celui-ci connaît bien sa ville, le renseignement souhaité pour parvenir à son hôtel: un itinéraire, avec ses étapes et ses repères. Mais les humains ne vivent pas dans une cité nommée «La Vie» — et nul prêcheur d'éthique n'en est un autochtone. Ce qu’ils appellent vivre, c’est errer, circuler à l’aveugle en tout sens, au gré du hasard, croisant, percutant ou ratant d’autres vies. Dans ce trafic des destinées, nul humain ne peut indiquer à un autre le meilleur chemin pour s’en extirper et atteindre à un séjour paisible et heureux. «Rien n’est plus sûr pour les humains qui ont vu le jour que de mourir», dit Critias, le cousin de Platon, une vielle connaissance de Socrate. «Et, ajoute-t-il, ceux qui pensent qu’elle a une autre destination, ne peuvent que se perdre»." 

In Le Bluff éthique


2 commentaires:

  1. Hier je n’ai pas perdu mon dimanche.
    J’ai revu « Vivre sa vie » Ce film semble illustrer votre propos. On prend Nana en route. Elle est dos au spectateur dans un bistrot parisien. On saisit des bribes, une vie modelée par les contingences, par la nécessité de trouver deux mille francs pour continuer une route fatale et escarpée (elle, elle trouve vite le chemin de l’hôtel. Elle y éprouve les autochtones…) Nana ne s'appartient pas. Pourtant lorsqu’elle rencontre l’amie qui la précipitera vers son proxénète elle revendique sa liberté (ce qui ne l’empêche pas de dire que « l’évasion, c’est de la blague ».) Le film enchaine des séquences qui paraissent aléatoires mais qui la précipite prématurément vers une mort d’allure dérisoire.
    Nana est animée par le désir d’être heureuse, d’aimer… La séquence avec Brice Parain est remarquable… Godard, entre deux tableaux, nous prévient par un carton ; le bonheur est triste…
    Le film est un régal pour les yeux. Paris n’est pas encore un catalogue pour touristes. Anna (anagramme de la jolie Nana — à l’opposé de l’héroïne de Zola) Karina est d’une beauté troublante… Je vous le dis ; je n’ai pas perdu mon dimanche.
    Et votre billet donne un puissant écho à ce beau film.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci, cher Soluto.

      J'avais publié ceci, il y a quelque temps:

      http://lephilosophesansqualits.blogspot.fr/2012/04/les-mots-sont-des-pistolets-charges.html

      Supprimer

Les commentaires anonymes et fielleux seront censurés.