vendredi 25 janvier 2013

Philosopher en rangers


Anti-nietzschéenne à l'entraînement

«C'est un songe creux de belles âmes utopiques que d'attendre encore beaucoup de l'humanité dès lors qu'elle aura désappris à faire la guerre (voire de mettre tout son espoir en ce moment-là). Pour l'instant, nous ne connaissons pas d'autre moyen qui puisse communiquer aux peuples épuisés cette rude énergie du camp, cette haine profonde et impersonnelle, ce sang-froid de meurtrier à bonne conscience, cette ardeur cristallisant une communauté dans la destruction de l'ennemi, cette superbe indifférence aux grandes pertes, à sa propre vie comme à celle de ses amis, cet ébranlement sourd, ce séisme de l'âme, les leur communiquer aussi fortement et sûrement que le fait n'importe quelle grande guerre: ce sont les torrents et les fleuves alors déchaînés qui, malgré les pierres et les immondices de toutes sortes roulés dans leurs flots, malgré les prairies et les délicates cultures ruinées par leur passage, feront ensuite tourner avec une force nouvelle, à la faveur des circonstances, les rouages des ateliers de l'esprit. La civilisation ne saurait du tout se passer des passions, des vices et des cruautés. Le jour où les Romains parvenus à l'Empire commencèrent à se fatiguer quelque peu de leurs guerres, ils tentèrent de puiser de nouvelles forces dans les chasses aux fauves, les combats de gladiateurs et les persécutions contre les chrétiens. Les Anglais d'aujourd'hui, qui semblent en somme avoir aussi renoncé à la guerre, recourent à un autre moyen de ranimer ces énergies mourantes: ce sont ces dangereux voyages de découverte, ces navigations, ces ascensions, que l'on dit entrepris à des fins scientifiques, mais qui le sont en réalité pour rentrer chez soi avec un surcroît de forces puisé dans des aventures et des dangers de toute sorte. On arrivera encore à découvrir quantité de ces succédanés de la guerre, mais peut-être, grâce à eux, se rendra-t-on mieux compte qu'une humanité aussi supérieurement civilisée, et par suite aussi fatalement exténuée que celle des Européens d'aujourd'hui, a besoin, non seulement de guerres, mais des plus grandes et des plus terribles qui soient (a besoin, donc, de rechutes dans la barbarie) pour éviter de se voir frustrée par les moyens de la civilisation de sa civilisation et de son existence mêmes». Humain, trop humain(1878), I, § 477, Folio, 2004, p. 288.

43 commentaires:

  1. Du délire à l'état pur. Et dire, effectivement, que les philosophes des années 70, en France, ont "redécouvert" Nietzsche ! Ce simple fragment anéantit tous ces commentaires nuls et non avenus. Jusqu'à la bienveillance de Badiou, dans son livre qui vient de paraître sur ses amis. Non. Vivement une nouvelle génération, en partant, pourquoi pas ? de vos lycéennes qui, ce blog en porte le témoignage désormais, font des merveilles, cher Schiffter !

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  2. Entre Clausewitz et Zarathoustra : la politique -ou toute activité- serait-elle la continuation de la guerre par d'autres moyens ?
    Merci de stimuler mes neurones.

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    1. La pire guerre est la guerre des sexes.

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    2. Thanatos ou éros ?
      Volonté de puissance ou vouloir-vivre ?
      Cette guerre guerre-là génère des vies, mais provoque pas mal de morts, il faut quand même admettre.

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  3. Cher Frédéric,

    Et cet inspecteur, est-il passé dans votre classe?

    Inspecteur Clouzot.

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    1. Oui. Il m'a bien certifié que j'étais un philosophe sans qualités.

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    2. Une jeune lycéenne26 mars, 2013

      Cher Frederic,

      Comme j'aurais aimé profiter d'un professeur de philosophie sans qualités tel que vous. Je ne suis comme il aime me le rapeller, qu'une jeune effrontée, et certe, je ne possede ni le vocabulaire suffisant pour exprimer avec precision le fond de ma pensée, ni l'education et l'apprentissage digne des personnes de lettres. Mais j'ai, il me semble suffisamment d'intelligence, ou du moins de capacité à constatée à quel point la betise est presente meme chez les personne qui pretende etre: intellectuellement superieur. Seule la monotone contemplations des jardins de l'ecole me sauve de ces incessants monologue stérile.

      Amicalement

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  4. Il était fou. il faut être fou pour vouloir parler aux autres, et plus encore pour leur écrire.

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    1. Oui, Marquis. Nietzsche était surtout fou parce que personne ne le lisait — sauf, plus tard, heureusement, les nazis. Au reste, c'est toujours le cas. Je veux dire que personne ne le lit. À commencer par les nietzschéens de gauche.

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  5. le titre est nul. C'est avec un marteau qu'il faut philosopher. Un marteau vous dis je !

    Friedrich

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    1. Un marteau dans le cul, comme toi, obersturmführer Friedrich?

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  6. Votre ami Onfray est chez Ruquier ce soir...

    Inspecteur Lavardin

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    1. Je viens de regarder l'émission. A quand un face à face Onfray-Schiffter?

      Inspecteur Lavardin

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    2. A deux reprises Onfray a fait pression sur Giesbert et PPDA pour me virer de leurs plateaux où j'étais invité pour débattre avec lui et d'autres auteurs, notamment sur les foutaises éthiques.

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    3. Il est littéralement insupportable. Même un étudiant de licence pourrait lui apprendre que l'un des principes d'un discours cohérent est de ne pas défendre une chose et son contraire, ou bien que glisser de la morale partout tout en se disant anarcho-machin-chose ne tient pas debout.
      En fait, Onfray nous fait de plus en plus l'effet d'un Don Quichotte, sans cesse à la recherche de nouvelles "belles" causes à défendre et de nouveaux "nobles" combats à mener.
      Pathétique.

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    4. D'ailleurs, cher Frédéric, je viens de remarquer que l'une des dernières publication du sophiste de Caen et de ses confrères a été éditée par les éditions Autrement.
      Une anecdote à ce propos ?

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  7. Une feuille griffonne27 janvier, 2013

    L’homme dit : « Je veux. »
    La femme dit : « Il veut ».

    Elle n’est pas belle la cravache de vie selon Nietzsche ?


    Le fouet donne le la à l’éternel.


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  8. Au contraire cher Frédéric, je trouve que ce paragraphe est très lucide. Il balaye le pacifisme que sécrète la société actuelle afin de se donner bonne conscience alors qu'en vérité il y a en elle un instinct guerrier des plus monstrueux qui n'attend que de détruire, par impuissance à créer.
    C'est d'ailleurs pour cette raison que ceux qui font de Nietzsche un homme de gauche (ou de droite d'ailleurs) ne font en vérité que parler d'eux même et de leurs petits espoirs.

    Au passage, je dois vous remercier car grâce à vous j'ai relu l'Ecclésiaste et j'en ai été régalé.

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  9. Clément Rosset dans Ce soir (ou jamais!):

    http://www.dailymotion.com/video/xwypo3_integrale-ce-soir-ou-jamais-du-22-01-a-23h00_tv#.UQUKNWe_Eis

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  10. Cher Schiffter,

    « [Ce paragraphe] balaye le pacifisme que sécrète la société actuelle afin de se donner bonne conscience alors qu'en vérité il y a en elle un instinct guerrier des plus monstrueux qui n'attend que de détruire, par impuissance à créer. », me paraît vraiment le commentaire le plus juste de ce texte d’un Nietzsche très darwinien — comme à son habitude.

    Je ne suis pas certain que l’on puisse parler d’un « instinct » guerrier qui ne semble exister (dans ce qui n’est qu’un commentaire rapide — mais profond — et non une thèse), que « par impuissance à créer » : si c’est un « instinct », donc « primaire », il devrait être indifférent à l’impuissance à créer ou, à l’inverse, au déploiement de la puissance créatrice ; si c’est une puissance créatrice et poétique (« primaire ») avortée ou massacrée (ce que je pense), alors on peut penser que l’incapacité de se déployer l'enrage et la transforme en son contraire — des pulsions destructrices et autodestructrices que l’on qualifie ordinairement de « guerrières », et que ceux qui refusent de voir les conditions misérables qui sont faites à la vie humaine depuis plus de huit mille ans et l’invention de l’agriculture et de l’Histoire qualifient, lorsqu’ils veulent faire les savants, de « reptiliennes », ce qu’un célèbre échange du Phèdre avait pourtant présenté plus véridiquement :

    — J'y trouve un goût d’historico-social. [À propos de la guerre]

    — Y'en a...

    — Vous avez beau dire, y'a pas seulement que de l’historico-social. Y'a aut'chose... Ça serait pas des fois du reptilien, hein ?

    — Si ! Y'en a aussi...

    .
    Ce qui me paraît certain, c’est que l’Histoire, c’est-à-dire l’histoire du patriarcat esclavagiste, puis marchand, nous montre ces pulsions destructrices et autodestructrices (primaires ou secondaires, chacun en décidera…) surdéveloppées, se défoulant constamment — l’état du monde et des hommes en témoigne…— et qui n’attendent aujourd’hui, ainsi que Loïc-Epicurea de La Mettrie le note justement, que l’occasion de se déchaîner encore davantage…

    Elles n’auront vraisemblablement pas longtemps à attendre…

    À vous,

    R .C. Vaudey

    P.S.
    Merci d’avoir signalé à vos lecteurs son site très intéressant (le-bloc-notes-de-l-homme-machine), en le mettant dans votre liste ; sa lecture confirme la pertinence de votre choix.

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  11. Cher R. C. Vaudey,

    Votre commentaire m’ayant interpellé, j’aurais plusieurs remarques à vous formuler :

    Premièrement :
    Le ‘Pour l'instant, nous ne connaissons pas d'autre moyen’ … pourrait agir comme une évidence mais – à mon sens - la rhétorique musicale n’exprime ni un lucide constat, ni une dénonciation, au contraire, Nietzsche emporte le lecteur, fait une apologie de la cruauté en la présentant comme inévitable.

    Deuxièmement :
    Ne confondons pas Darwin et le Darwinisme social de Spencer (1880), défenseur radical du libéralisme individualiste et concurrentialiste de l’époque victorienne.

    En effet, la sélection de Darwin est ‘naturelle’, c’est-à-dire qu’en cas d’épidémie la mort frappe certains individus (vous, moi), des forts ou des faibles, un autre virus ayant l’effet contraire.

    Pour Darwin, la faiblesse est même un avantage car elle conduit à la coopération face au danger et à l’entraide, écrit Patrick Tort dans « L’effet Darwin »p 53. la civilisation est le stade qui s’oppose justement à l’élimination des plus faibles.

    … la civilisation impose la préservation et la réhabilitation des existences fragiles :
    « Chez les sauvages, la plupart des faibles de corps ou d’esprit sont bientôt éliminés ; et ceux qui survivent affichent généralement un vigoureux état de santé. Nous autres hommes civilisés, au contraire, faisons tout notre possible pour mettre un frein au processus de l’élimination ; nous construisons des asiles pour les idiots, les estropiés et les malades ; nous instituons des lois sur les pauvres ; et nos médecins déploient toute leur habileté pour conserver la vie de chacun jusqu’au dernier moment. Il y a tout lieu de croire que la vaccination a préservé des milliers d’individus qui, à cause d’une faible constitution, auraient autrefois succombé à la variole. » in Patrick Tort – l’effet Darwin – sélection naturelle et naissance de la civilisation – science ouverte seuil. 2008 p 84
    Patrick Tort parle de l’effet réversif de l’évolution : l’élimination de l’élimination … Là où la nature élimine, la civilisation préserve.

    Le Darwinisme social – au contraire – milite pour la lutte pour la vie - la survie du fort au détriment du faible, autrement dit « Le struggle for life » ou le « Que périsse les faibles ». C’est un Darwinisme dévoyé trop souvent confondu avec la théorie de Darwin.

    Mais je m’emporte… le sujet me tient à cœur… « Darwin, la lente célébration du temps et de la connaissance. » in le Chêne parlant.

    http://lecheneparlant.over-blog.com/categorie-12131025.html

    Excellente soirée à vous, bien amicalement Virginie.

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  12. Chère Virginie,

    Je me permet de rebondir sur votre premier point. J'ai de plus en plus tendance à être consterné par le degrés de bêtise de mes contemporains. Cela m'inspire beaucoup lorsqu'il s'agit d'en rendre compte par l'écriture (même si le grand Flaubert reste un des maitres indépassables dans cet art). Je sais d’expérience combien il serait vain de déplorer cette bêtise, précisément parce qu'elle est, de manière nécessaire et immuable, une partie intégrante de la nature de la plupart d'entre nous. Pourtant, je vous prie de croire que l'idée d'en faire l'apologie ne m'a jamais traversé l'esprit. J'ai la faiblesse de penser qu'il en va de même pour notre ami Friedrich lorsqu'il s'attaque à la question de la cruauté.
    D'ailleurs, je me souviens que cette fameuse cruauté a été fort bien utilisée par un auteur que nous estimons beaucoup dans son œuvre. La cruauté a souvent du bon chère Virginie, il suffit de lire Clément Rosset pour s'en convaincre !

    A vous,

    Loïc

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    1. Virginie - Le chêne parlant28 janvier, 2013

      Cher Loïc-Epicurea,

      De quelle cruauté parlez-vous ?
      La cruauté - la vraie – pas celle des salons – celle qui tranche net les tendons des victimes, les plaquant au sol à la merci de la lame des bourreaux ? Celle qui pointe la machette sous la gorge des fillettes invitant la mère à ajouter une pelletée décomposée à la précédente, à asphyxier lentement – l’un après l’autre - ses propres enfants ? La cruauté n’a jamais de bon, il suffit de vivre pour s’en convaincre.

      Excellente soirée à vous.

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    2. Chère Virginie,

      Tout le problème vient peut-être de ces atours normatifs dont vous décorez la chose.
      On gagne toujours à ne pas se raconter d'histoire (définition du matérialisme que Rosset reprend à Althusser, et dont il fait une grille de lecture de l'ensemble de l'histoire des idées). Comme le rappelle fort à propos l'hôte de ces lieux dans son dernier petit livre, "l'art est la représentation plaisante de la cruauté de la réalité" car, oui, "la réalité est cruelle et indigeste dès lors qu'on la voit dépiautée" (La beauté, p. 119). La cruauté n'est donc ni bonne ni mauvaise, elle est. Ce n'est que par après qu'on lui surajoute des atours normatifs. Du moins, c'est ainsi que je me représente les choses.

      A vous,

      Loïc

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    3. 7 « Vade-mecum – Vade-tecum
      Ma manière et mon langage te séduisent,
      Tu me suis, tu marches sur mes pas ?
      Ne suis fidèlement que toi-même : -
      Et alors tu me suivras – doucement ! doucement ! » Nietzsche – le gai savoir - p 36

      Cher Loïc-Epicurea, (Partie 1)

      J’allais justement vous écrire.
      N’ayant pas lu les textes relatifs à la cruauté de Clément Rosset, bien évidemment, ce commentaire ne saurait se référer à ces derniers. Pourriez-vous – s’il vous plaît - m’en transmettre les références ?

      Néanmoins, puisque vous abordez le sujet, vous semblez présenter la cruauté en dehors de tout jugement moral. Elle serait a-morale.
      Que le monde soit cruel – soit. Nous en sommes tous d’accord. Le constat est sans appel – il suffit de regarder le journal de dé-formation du 20 heures.
      Dire qu’il est cruel, roule le monde, laissons-le passer, en est une autre.
      Enfin, avancer - Le monde est cruel, oui, c’est comme ça, soyons-le nous-même puisque c’est ainsi. – c’est encore autre chose.

      ... à suivre...

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    4. Suite...
      La cruauté n’est par une vue de l’esprit, une entité par delà le bien et le mal - Elle s’incarne. Elle fait des victimes.
      Nietzsche n’est pas dans un constat – lucide – une présentation des faits bruts jusqu’à saturation, jusqu’à provoquer la nausée du lecteur tel qu’a pu le faire magnifiquement Roberto Bolaño dans 2666. Le philosophe est dans une rhétorique de l’adhésion.

      http://lecheneparlant.over-blog.com/article-roberto-bola-o-2666-douleurs-muettes-110944393.html

      Quant à votre référence à la Beauté… "l'art est la représentation plaisante de la cruauté de la réalité" car, oui, "la réalité est cruelle et indigeste dès lors qu'on la voit dépiautée" (La beauté, p. 119)
      Je n’y vois là aucune contradiction. Il me semble s’agir – au contraire – d’une dénonciation. L’art étant le médium le plus à même de montrer l’insoutenable, de percer à jour la carapace ténébreuse de l’être humain.
      « la réalité est cruelle et indigeste. » ne saurait être neutre, le jugement est sans appel.


      59 – La plume griffonne : quel enfer !
      Suis-je condamné à griffonner ?
      Et ainsi je saisis hardiment l’encrier
      Et écris à grands flots d’encre.
      Que cela coule bien, si plein, si vaste !
      Que tout me réussit, quoi que je fasse !
      Sans doute, l’écriture manque de clarté –
      Quelle importance ? Qui donc lit ce que j’écris ?
      Nietzsche – Le gai savoir.

      Amicalement.

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    5. Chère Virginie, Cher Loïc,

      Il me paraît que Nietzsche se fait ici l'apologiste de la guerre comme moyen de régénération des nations occidentales à ses yeux épuisées et déclinantes. La guerre serait la meilleure des pédagogies pour enseigner aux peuples, abêtis par leurs rêves démocratiques et égalitaristes, des valeurs et des vertus aristocratiques. Ce serait de plus le retour in vivo du tragique, seule dimension qui embellit la vie. Dans ce chant martial, je ne lis qu'une provocation un peu puérile de l'anti-chrétien en rogne contre les idées jugées décadentes et efféminées du pacifisme et de la compassion. Pour Nietzsche, la guerre n'est pas du côté de la mort mais de la vie et une nation belliqueuse fait preuve de grande santé. Tout un programme qui a séduit les Futuristes, les fascistes, les nazis — et même, hélas, le jeune Cioran qui eut honte, dit-il, de son "nietzschéisme juvénile débile".

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    6. Superbe, évidemment. Mais je crois que Cioran écrit "foire des cîmes" et non "foire des crimes".

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    7. En effet. J'ai tenté de Loïciser Cioran. Le diable m'emporte.

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  13. Chère Virginie,

    Vous avez raison : pour être très précis — et nous devons l’être —, en écrivant, rapidement, « Nietzsche très darwinien — comme à son habitude », j’ai blessé Nietzsche, qui n’aime pas qu’on le prenne pour un disciple de Darwin (il m’a appelé, dès qu’il a lu mon commentaire, pour me redire à quel point il méprise Darwin et sa « moraline universalisante »), et pas davantage pour un « darwiniste-social » (il m’a précisé qu’il tenait Spencer pour un « crétin altruiste ») ; et, aussi, bien sûr, ce bon Darwin, en l’associant à la violence du texte choisi par F.S.

    Notre très martial et aristocratique Nietzsche a cru déceler dans votre commentaire un reste de goût chrétien, « tchândâla », pour les faibles, les malvenus : je lui ai fait comprendre, comme j’ai pu, que vous ne partagiez peut-être pas tout à fait son intérêt pour le Code de Manou… (que j’ai pu, pour ma part — et contrairement à lui —, juger sur pièces dans le pays-continent où il était, il n’y a pas si longtemps encore, largement appliqué…)

    Bien qu’un peu déçu, il m’a demandé de vous transmettre ses hommages — et ses vœux.

    Je me joins, respectueusement, à lui.

    À vous,

    R.C. Vaudey

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    1. Cher R.C. Vaudey,

      De même, meilleurs vœux à vous et à Lin-Tsi dont la présence nous manque.

      Quant à Nietzsche – puisque vous le semblez si bien connaître - transmettez-lui mes sentiments les plus barbares – ses écrits sont des chants hurlants mes pensées ; sans nul sommeil dans ma librairie.

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  14. Lorsque on lit l’aphorisme §14 (intitulé Anti-Darwin) des Considérations inactuelles, on se rend compte que Nietzsche n’ait pas bien compris Darwin – ou qu’il a lu des commentateurs de seconde main…

    (Cf. une présentation de l’essai, Nietzsche's Anti-Darwinism (John S Moore) : « … If Nietzsche did not read Darwin, one wonders what if any relationship he had with Ernst Haeckel, Germany's popularizer of Darwinism. Johnson's one of two tantalizing references to Haeckel suggests that Nietzsche may not have had a high opinion of him. Whether Nietzsche read Haeckel is unclear. Rather than read Darwin, Nietzsche may have gleaned insights about him and Darwinism secondhand”.

    Considérations inactuelles - aphorisme §14

    « Pour ce qui est de la fameuse lutte pour la Vie, elle me semble provisoirement plutôt affirmée que démontrée. Elle se présente, mais comme exception ; l'aspect général de la vie n'est point l'indigence, la famine, tout au contraire la richesse, l'opulence, l'absurde prodigalité même, - où il y a lutte, c'est pour la puissance… Il ne faut pas confondre Malthus avec la nature. - En admettant cependant que cette lutte existe - et elle se présente en effet, - elle se termine malheureusement d'une façon contraire à celle que désirerait l'école de Darwin, à celle que l'on serait peut-être en droit de désirer avec elle : je veux dire au
    détriment des forts, des privilégiés, des exceptions heureuses. Les espèces ne croissent point dans la perfection : les faibles finissent toujours par se rendre maîtres des forts - c'est parce qu'ils ont le grand nombre, ils sont aussi plus rusés… Darwin a oublié l'esprit (- cela est bien anglais !), les faibles ont plus d'esprit… […] j'entends par esprit la circonspection, la patience, la ruse, la dissimulation, le grand empire sur soi-même et tout ce qui est mimicry (en anglais au sens général : imitation, en biologie : mimétisme) »


    Liens vers la présentation : http://www.mith.demon.co.uk/darniet.htm

    Autre lien fort intéressant : http://www.danielmartin.eu/Philo/volontepuissance.pdf
    (Voir pp 261 – 263)

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  15. Le darwinisme ou l’anti-darwinisme de Nietzsche n’était pas du tout l’objet de mon commentaire.

    J’ai utilisé cet adjectif de « darwinien », en passant, parce que dans mon esprit il marque très justement le séisme qui frappe Nietzsche et son époque ; et Nietzsche plus que son époque : la mort de l’homme en tant que créature divine — puisque d’origine animale — ; et donc la mort de Dieu

    Et, enfin, aussi, la fin des arrière-mondes : platonicien et chrétien. Que Nietzsche accuse, entre autres choses, d’être l’arme des faibles contre les forts. Une ruse de la raison souffrante.

    On peut dire que Darwin est une des figures emblématiques de ce séisme. Qui est, à mon sens, au cœur de la pensée de Nietzsche.
    La problématique de Nietzsche est donc toujours darwinienne — dans un sens (très) large.

    Ce qui sépare Nietzsche de Darwin — tout mis à part — c’est ce que met en évidence le texte des Considérations inactuelles que vous citez : le second définit la vie comme le but de notre activité quand le premier la pense comme ce qui déborde de soi-même et s’affirme : Wille des Lebens, et non Wille zum Leben :

    — « Der Kampf ums Dasein ist nur eine Ausnahme, eine zeitweilige Restriktion des Lebenswillens; der grosse und kleine Kampf dreht sich allenthalben ums Übergewicht, um Wachstum und Ausbreitung, um Macht, gemäss dem Willen zur Macht, der eben der Wille des Lebens ist» [C’est moi qui souligne en italiques] Le Gai Savoir ; V, § 349.

    Cela dit, si les idées de Nietzsche ne m’intéressent pas plus que vous les miennes, je partage avec lui celle-là — dont je vous laisse méditer toute la portée :

    « LA « SCIENCE » EN TANT QUE PREJUGÉ. — C’est une conséquence des lois de la hiérarchie que les savants, en tant qu’ils appartiennent à la classe intellectuelle moyenne, n’ont pas du tout le droit d’apercevoir les questions et les problèmes véritablement grands : d’ailleurs leur courage et aussi leur regard ne suffisent pas pour aller jusque-là, — c’est avant tout le besoin qui fait d’eux des chercheurs, leur prévision et leur désir intérieur d’obtenir tel ou tel résultat. Leur crainte et leur espoir se reposent et se contentent trop tôt. »

    On comprend pourquoi de son point de vue Darwin est négligeable : il avait découvert le feu mais n’en avait pas l’usage.

    Vaudey

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  16. Bonjour R.C. Vaudey,

    L’objet de mon commentaire était juste de donner à voir qu’elles pouvaient avoir été les relations historiques entre Nietzsche et Darwin, et la lecture que Nietzsche avait pu faire du darwinisme.
    Rien de plus, sauf, peut-être, par cette mise au clair conforter les explications données par Virginie.

    Ceci dit, je partage le constat que exprimez ; à savoir que Nietzsche a vu dans Darwin celui qui mettait fin aux arrière-mondes et confirmait la continuité hommes/animaux (ce que Montaigne avait d’ailleurs déjà dit – mais avant toute validation scientifique).

    A contrario, plutôt que de souscrire à la hiérarchie clamée par Nietzsche - assez réductrice à mon sens - (je risque peut-être de ne pas me faire que des amis ici) je renverrai dos à dos prométhéens progressistes et philosopheux de tous poils.
    Il ne suffit d’ailleurs que de changer 3 mots à la prose nietzschéenne pour obtenir un effet inverse :

    LA « PHILOSOPHIE » EN TANT QUE PREJUGÉ. — C’est une conséquence des lois de la hiérarchie que les philosopheux, en tant qu’ils appartiennent à la classe intellectuelle moyenne, n’ont pas du tout le droit d’apercevoir les questions et les problèmes véritablement grands : d’ailleurs leur courage et aussi leur regard ne suffisent pas pour aller jusque-là, — c’est avant tout le besoin qui fait d’eux des faiseurs de systèmes, leur prévision et leur désir intérieur d’obtenir tel ou tel résultat. Leur crainte et leur espoir se reposent et se contentent trop tôt. »

    Et, partant, je préfère mille fois la compagnie intellectuelle d’un Étienne Klein à celle d’un Alain Badiou ou celle d’un Hubert Reeves à celles de certains « nietzschéens de gôoche »…

    Bien à vous ;
    Axel.

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  17. Le mot de la fin revient toujours à Jean Rostand: "Ne pas ajouter à la démence du réel, la niaiserie d'une explication".

    C'est une des phrases les plus lumineuses de toutes celles qui furent jamais écrites par un terrien.

    Une sorte de clin d'oeil au vertige, en somme.

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  18. Ah ! marquis de l'Orée, toujours la citation qui fait mouche !

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    1. Il aurait été trop beau que cela se finisse ainsi.

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  19. Bonsoir Axel,

    Bien que je ne vous connaisse pas, la sympathie que j'ai vue à F.S. envers vous, m'incline à vous répondre un peu longuement.

    Comme Montaigne, que vous citez, je dicte, et bien que mon secrétaire particulier, dont je vous laisse deviner la nature, — que je devrais remplacer, mais auquel je me suis habitué — soit parfois fantasque, c'est un plaisir sans efforts auquel je m'abandonne volontiers : vous comprendrez donc la longueur des développements éventuels, et aussi leurs incorrections car rien n'est plus difficile à corriger qu'un texte que l'on vient de dicter à un mauvais secrétaire : le cerveau s'adapte.

    C3 M355493 357 B13N D1FF1C1L3 4 L1R3,
    M415 V07R3 C3RV34U 5' 4D4P73 R4PID3M3N7.
    4U COMM3NC3M3N7 C'357 D1FF1C1L3,
    M415 M4INT3NAN7 VOU5
    Y P4RV3N3Z 54N5 D1FF1CUL73.
    C3L4 PROUV3 4 QU3L POIN7
    VO7R3 C3RV34U L17 4U7OMA71QU3M3N7
    54N5 3FFOR7 D3 V07R3 P4R7

    Cette petite plaisanterie faite, je dirai pour répondre à votre texte qu'étudier les rapports qui existent entre Darwin et Nietzsche, ou même les éclairer légèrement, ainsi que nous l'avons fait dans ces quelques échanges, et particulièrement en renvoyant soit aux textes de Nietzsche lui-même, soit aux textes en ligne qui traitent de ces rapports, est certainement très éclairant, tout à la fois pour comprendre Nietzsche — ce que certains jugeront inutile, étant donné le personnage —, notre époque — ce que d'autres jugeront sans intérêt, la considérant comme condamnée au chaos et à la perdition — et, également, ce qui s'est passé au XIXe siècle avec ce séisme « darwinien » — dont on peut également se moquer comme du reste —, dont nous mesurons difficilement aujourd'hui l'ampleur, tant là aussi notre esprit s'est adapté à cette vision du monde.

    (Cela à peine dicté, je prends connaissance du message du Marquis de l'Orée : « Ne pas ajouter à la démence du réel, la niaiserie d'une explication. », qu'il donne comme étant de Jean Rostand, — ce que je crois, bien entendu — mais qu'il me semble avoir lu, sous une forme à peine différente — mais juste un peu antérieure — dans la traduction des Entretiens de Lin-tsi de Demiéville, parue au début des années 70. Disons que l'on peut parfois prendre de l'intérêt à considérer et à comprendre les réactions du troupeau (de chèvres) aux variations sinon atmosphériques, du moins fantasmagoriques ; — puisqu'ici nous parlons des effets sur le troupeau (donc sur les chèvres) des changements dans le ciel des Idées, ou des idées, comme on voudra. Je dirai que c'est un jeu qui ne vaut peut-être pas l'art que déroule Sami Frey en pédalant sur les routes, mais qui a son charme.)

    Il est facile de voir comment Nietzsche — malgré son mépris des Anglais et de leur « esprit de boutiquiers » ou de « garçons bouchers », selon son humeur du moment — est profondément ébranlé par cette confirmation scientifique de la nature animale de l'Homme. S'il méprise Darwin qu'il tient pour une sorte de philistin et de bon bourgeois anglais incapable de mesurer l'ampleur du séisme que ses découvertes, et celles de quelques autres, vont provoquer, il est par contre, lui, tout à fait conscient de l'effet que tout cela va avoir sur le troupeau de chèvres :

    — « Si, en revanche, les doctrines du devenir souverain, de la fluidité de tous les concepts, de tous les types et de toutes les espèces, de l'absence de toute différence cardinale entre l'homme et la bête — doctrines que je tiens pour vraies, mais pour mortelles — avec la folie de l'enseignement qui règne aujourd'hui, sont jetées au peuple pendant une génération encore, personne ne devra s'étonner si le peuple périt d'égoïsme et de mesquinerie… ».

    Cette sensibilité « atmosphérique », voilà, à mon sens, ce qui sépare un philosophe de ce que vous appelez un philosopheux.

    à suivre...

    Vaudey

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  20. (Suite)

    Vous reprenez cet aphorisme intitulé : « La "science" en tant que préjugé », pour dire que vous préférez la compagnie d'Hubert Reeves ou celle d'Étienne Klein à celle d'un Badiou ou à celle de certains « nietzschéens de gôoche » : comme j'imagine que vous avez dû lire, au moins dans mes commentaires ici même, ce que je pense de Badiou et des « nietzschéens de gôoche », vous imaginez que je ne peux que vous approuver.

    Pourtant, sans connaître Badiou, il me semble que c'est justement un partisan de ces arrière-mondes que dénonce Nietzsche, pour lesquels : « Tout ce qui est rationnel est réel et ce qui est réel est rationnel » (Hegel, préface de Principes de la philosophie du droit), qui ne tient — pas plus que les nietzschéens de gauche, qui en sont eux aussi des dévots — la science pour un « voile pudiquement jeté sur le chaos de l'Être ».

    On peut reprocher beaucoup de choses à Nietzsche, mais certainement pas de n'avoir pas compris que la plupart se déplacent dans un tableau, que ce soit celui de la « science » ou de la philosophie, que d'autres ont peint pour eux. Et qu'il ne s'agit que de tableaux…

    Mais je veux bien que sur ce point-là on pense que je lui prête mes idées.

    En tout cas, si l'on peut reprocher à Nietzsche son caractère martial et aristocratique, on ne peut pas lui faire le reproche d'avoir été un philistin. Le fréquenter risque faire vaciller le monde que l'on croit si bien connaître. Certains, dont lui, ne s'en sont pas remis. D'autres s'occupent vraisemblablement très tranquillement de leurs chèvres — ou d'autres choses.

    Enfin, même la science, lorsqu'elle n'est pas le fait d'esprits moyens, lourdement "scientifiques", rejoint, dans ses manifestations les hautes et les plus sophistiquées (la théorie des cordes me paraît de celles-là) le domaine de l'art et de la poésie, où les certitudes s'effacent au profit du geste créateur, et où le regard analytique cède le pas à la contemplation.

    Finalement, Darwin… pourquoi pas...

    À vous,

    R.C. Vaudey

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  21. Salutations matinales, R.C. Vaudey,

    Puisque, dans la lancée des humeurs, le mot de la fin a été enjambé, juste un mot pour vous remercier de ce long développement et vous assurer que jamais je n’ai considéré Nietzsche de la race des philistins.

    A la vérité je ne suis pas davantage Nietzschéen qu’anti-Nietzschéen ; Nietzsche reste pour moi un insaisissable - et sans doute est-ce fort bien ainsi. Des fulgurances côtoient parfois des énormités. Mais toujours avec style. Et le style - outre le verbiage abscons - c’est ce qui manque, me semble-t-il, à moult ‘doctes’ plumes.

    Fort bon début de matinée
    Bien à vous ;

    Axel

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  22. Les très doctes et "élégantissimes" échanges croisés par Virginie, Axel et R.C.Vaudey nous transportent de joie. Je les remercie car j'apprends beaucoup. Et merci bien entendu à l'hôte de ces lieux.

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  23. Comme Nietzsche a raison. Comme l'impuissance assumée et surtout volontaire et militante de l'Europe est en train de la faire mourir de langueur.

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